Docu : The displaced - Trois enfants incarnent la vie des 60 millions de personnes poussées de chez
Pour un journaliste, la VR est dérangeante. Peut-on avoir encore un regard quand tout est montré? Plus de filtre, le spectateur regarde la réalité sans quelqu’un pour lui dire qu’en penser. Sucré. Salé. Deux mondes qui s’opposent, deux conceptions qui s’opposent. Témoigner n’est-il pas d’abord choisir ? Sucré. salé. Comme en cuisine, de deux contraires se dégagent finalement une harmonie. Exemple avec « The displaced ».
Automne 2015. Le New York Times annonce qu’il va tenter de raconter autrement des histoires. Comment? En utilisant la réalité virtuelle. Pour le journal, icône de la presse américaine, pilier de l’histoire des médias, c‘est une prise de risque, un pas vers l’inconnu car, en ce début d’hiver, il a tout à inventer. Comment raconter une histoire en VR ? Comment filmer en enchaînant des images qui n’ont pas de hors champ ? Comment raconter sans regarder car la caméra en filmant le tout, laisse le choix au spectateur ? Plus rien à cacher, plus rien à sélectionner. Soudain, le reporter se trouve privé de sa qualité première : faire le tri dans le désordre du réel.
Pour sa première, le journal mise sur deux histoires, l’une parlant d’un photographe à New York, et l’autre ayant pour titre « The displaced ». Dans ce film, trois enfants incarnent la vie des 60 millions de personnes poussées de chez elles par la violence de la guerre. Oleg, 11 ans, a quitté l'Est de l’Ukraine. Hana, 12 ans, s’est installée au Liban fuyant la Syrie, et Chuol, 9 ans, vit dans des marécages chassé de son village par les a affrontements qui déchirent le Soudan du Sud.
Une musique. Une classe en ruine. Et un enfant qui écrit sur un tableau. Tout de suite, le spectateur est placé au cœur du quotidien de la guerre. Les combats se sont arrêtés. Tout est normal sauf cette classe est lambeaux, sans professeur, avec un enfant qui tente malgré tout d’y continuer sa vie d’écolier. Pour le spectateur, surtout en 2015, c’est une «expérience». D’un coup, il se retrouve au milieu des décombres d’une guerre dont il ne partage que les réfugiés.
Chuol vit au Soudan. Il a fui dans les marécages avec sa grand-mère. Nous les traversons avec lui sur sa pirogue. Nous sommes au milieu des herbes, lui devant, et nous passager. Sa famille a été détruite, son village aussi. Il lui reste un visage sans sourire qui nous regarde comme si nous étions à côté. Plus loin, sur la plaine, des sacs de riz tombent en averses en faisant un bruit étrange. Nous regardons les gens courir vers eux. Nous sommes avec eux, si proche de ces sacs qui parsèment cet immense champ sans culture.
Et puis, au Liban, il y a Hana. «Avant on avait tout, maintenant, il ne nous reste que les amis» dit-elle souriante. Nous sommes dans un camp de réfugiés. La vie est ici précaire mais pour Hana, il y a encore de l’espoir. D’abord parce que la guerre est plus lointaine. Ensuite, parce qu’il y a tous ces autres enfants dont elle partage un quotidien fait de misère et de solidarité.
«60 millions de réfugiés» nous dit le texte de départ. «Dont la moitié sont des enfants. Du jamais vu depuis la seconde guerre mondiale». Cette réalité nous la croisons de temps à autre. Dans les journaux, et puis parfois, plus directement dans la rue ou dans le métro quand les familles syriennes s’efforcent d’y trouver de quoi survivre.
Mais, dans le casque, nous la partageons comme si nous étions téléportés. Nous sommes au milieu d’eux, avec eux, disposant de la liberté du regard propre à la VR et inédite pour le spectateur. Avec ce film, des centaines de milliers de personnes découvrent alors que la VR est plus qu’une expérience visuelle, c’est un moyen, presque physique de partager le réel, un moyen de vivre en empathie avec son sujet.
Et puis, il y a aussi ce sentiment que finalement, même si l’action n’est pas découpée comme dans un reportage classique, le regard du journaliste reporter n’en est pas pour autant absent. C’est lui qui créé les tableaux qu’il propose au spectateur. C’est lui qui structure la narration des atmosphères, des personnages. La liberté n’est pas totale. Le regard d’auteur n’a pas disparu. Il est tout simplement autre, différent, pas encore apprivoisé.
Patrick Milling Smith est le fondateur de Vrse. works, devenue «Here the dragons» la société qui, en collaboration avec le New York Times, a produit le lm. Juste après la diffusion de «The displaced», il déclare : «Avec ce film, des millions de jeunes et moins jeunes n’ont pas seulement vécu leur première expérience VR, mais à travers cette convergence étroite entre journalisme et technologie, ils ont entraperçu une nouvelle manière de raconter qui va devenir centrale dans le siècle à venir».
Peut-être en fait-il trop ? Peut-être la VR n’est qu’une mode qui ne marquera jamais son époque ? Mais, suite à ce film, des centaines de milliers d’hashtag «#NYTVR» ont été partagés. «The displaced» a fait des millions de vues. Les trois premiers jours de sa diffusion, l’application VR du journal a été téléchargée plus qu’aucune autre appli dans toute l’histoire du titre. Et, de ce fait, la VR est devenue une priorité pour le groupe qui est aujourd’hui, deux ans plus tard, un acteur important du secteur produisant plusieurs documentaires par an. Journalisme et VR, deux saveurs contraires qui s’assemblent bien.
Un article de Ludovic Frossard/VR Story Mag